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changement de propos, et cela le plus naturellement du monde.

— Si pourtant vous tenez beaucoup, monsieur, à avoir ce soir même la lettre de madame votre mère, je prendrai sur moi de vous la donner, malgré la défense.

— Je n’ai aucun droit à tant de bonté !…

— La voilà, dit Manette en tendant la lettre à Engelbert qui y porta soudainement ses lèvres.

— Comme il aime sa mère ! pensa Manette, qui ne réfléchit pas que la lettre venait de passer par ses mains.

Ce jour fut le premier dans l’histoire des amours de la fille de M. Leveneur et du dessinateur Jean-Paul Engelbert ; entrevue facile qui promettait beaucoup d’autres tête-à-tête, et qui pourtant ne se renouvela plus pour eux. Manette reçut une réprimande terrible de son père pour avoir remis une lettre avant la distribution, et elle tomba du reste, comme auparavant, dans la captivité domestique la plus étroite. Deux courtes entrevues, un soir à l’église, au milieu de la foule ; trois autres, plus rapides encore, dans ce cabinet de la poste où ils s’étaient vus une première fois, composaient la somme des accidents mémorables de leurs amours ; mais chaque matin, depuis six mois, ils se voyaient à leurs croisées, si éloignées pourtant l’une de l’autre, et, la nuit, à l’aide de ces petites clartés télégraphiques, ils se disaient qu’ils s’aimaient.

Manette était arrivée à cette période du cœur lorsque M. Leveneur lui avait dit de songer à bien traiter le lendemain M. Lanisette.

On n’a peut-être pas oublié que M. Janton, le clerc de notaire, avait aussi choisi ce jour-là pour parler à madame Leveneur d’une affaire qui l’intéressait beaucoup.

À dix heures, Janton franchissait le seuil de la boutique du riche garde-chasse, et, sur une invitation de Manette,