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âme par le lien électrique des arts, l’émurent, la troublèrent ; elle resta muette pendant quelques minutes.

Dans leur trouble mutuel, les deux jeunes gens avaient posé l’un et l’autre une main sur l’aquarelle, qu’ils regardaient, et dans laquelle ils semblaient se voir comme dans une glace invisible à tous les autres. En contemplant, celle-ci l’œuvre du jeune artiste, celui-là la pensée à laquelle il devait de l’avoir achevée, ils ne savaient pas combien ils s’occupaient d’eux-mêmes sous le voile de cette réflexion prolongée.

— Voyons, il se fait tard, dit M. Leveneur en prenant sa fille par le bras, et nous empêchons monsieur de travailler.

— Vous avez raison, mon père, répondit Manette, qui salua Engelbert avec un de ces sourires bons et heureux, où Dieu, qui les envoie, pourrait seul lire l’aurore d’une nouvelle existence.

Engelbert, dont le devoir eût été d’accompagner les visiteurs jusqu’à la porte, ne s’éloigna pas de la table, et ne détacha pas sa main de dessus l’aquarelle. C’est que sous sa main il y avait la marguerite laissée par Manette.

Les départements de l’est nous donnent ces nouvelles générations d’hommes formées de la nature allemande et française ; hommes sérieux et bons, laborieux et choisis, moitié fer, moitié or, faits de ce qui dure et de ce qui a du prix, infatigables soldats, intelligents commis, robustes ouvriers, artistes ingénieux. Engelbert, le dessinateur de la manufacture de châles de Saint-Michel-hors-les-Bois, était de Strasbourg. Il allait avoir vingt et un ans. Un honnête marchand de toiles de Schlestadt, parent de M. Commandeur, le lui avait adressé comme un dessinateur plein de goût et d’avenir, très-capable : de diriger la partie artistique de sa manufacture de châles. De faibles appointements lui suffiraient pendant les premières années. Le protecteur