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Meursanne. À l’exemple de tous les grands amateurs de chasse, le comte n’avait de goût que pour la société des gens dévoués à cet exercice, qui savaient parler avec lui chiens, meutes, chevaux, et en parler, toujours. Il n’était pas difficile sur la qualité de ses interlocuteurs. Tant qu’il vécut, la familiarité se maintint au château ; mais, du jour où il mourut à la suite d’une mémorable chasse de trente-six heures, dont dix-huit en plein soleil d’août, les choses changèrent totalement. Le neveu du comte, son héritier universel, peu amateur de chasse, mais économiste, philanthrope, partisan du perfectionnement moral des classes inférieures de la société, voulut s’enquérir de la valeur des serviteurs du château avant de les conserver près de lui à titre onéreux. L’examen fut fatal à Leveneur, qui ne savait rien hors du vocabulaire de la vénerie. Il lui fut même impossible de cacher qu’il ne savait ni lire, ni écrire. Sa disgrâce fut arrêtée. Cependant, comme il avait été au service du comte pendant de longues années, le neveu ne le remercia qu’après avoir fait placer sa fille Manette dans le meilleur pensionnat d’Orléans, et obtenu pour sa femme le bureau de poste de Saint-Faréol-dans-les-Bois. L’indemnité, quoique belle, n’amortit pas le choc terrible que Leveneur avait reçu. Une honte intolérable aggravait la douleur de sa chute. On le renvoyait parce qu’il ne savait pas lire ; on conservait la plupart des autres employés parce qu’ils possédaient cette science, qu’il était trop âgé pour acquérir. De là vint et s’implanta profondément en lui la haine, l’horreur de tout ce qui ressemblait à de l’instruction ; le mépris le moins déguisé pour tout ce qui n’était pas qualité physique, force corporelle et brutale. Cependant, pour ne pas perdre les dernières faveurs du neveu de son protecteur, il consentit mettre sa fille en pension ; mais il se promit, dans son âme ulcérée, d’effacer en elle