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mille francs à faire reluire aux yeux de ce richard. Il ira la marier à Tours ou à Orléans, à moins qu’il n’aille lui chercher un mari jusqu’à Paris, Quant à ceux qui comptaient sur le seul agrément de leur personne pour plaire à Manette, et de là arriver à surprendre le consentement de sa famille, ils auraient pu tout aussi bien rêver une alliance avec une princesse du sang. Manette ne se montrait nulle part, ni aux bals ni aux fêtes de village ; elle ne sortait pas, allait rarement à la messe, car sa présence était toujours nécessaire à la boutique. Chercher à lui parler lorsqu’elle y était, c’eût été vouloir entrer en conversation avec un général au moment où il ordonne le feu sur toute la ligne. Une fois la boutique ouverte, la pauvre enfant n’avait plus, alors ni cœur, ni âme, ni jeunesse ; elle avait des ailes pour courir d’une place à l’autre, des yeux pour lire les étiquettes, des mains pour rendre la monnaie ; mais à celui qui lui aurait, dit : — Vous êtes jolie, elle aurait répondu : — Pour combien en voulez-vous ?

D’ailleurs, si Manette, eût fait mine d’aimer quelqu’un, elle eût couru ces trois risques : ou d’être enfermée dans un couvent, ou d’être tuée sur la place, ou bien, et c’était la plus aimable chance à courir, elle aurait entendu son père lui jurer que, tant qu’il vivrait, elle ne serait la femme de personne. Elle savait cela, parce que sa mère le lui avait à peu près dit, et parce qu’elle le lisait chaque jour elle-même dans le caractère de son père. Mais ce qu’elle n’avait pas pu deviner, c’est que celui-ci commençait vaguement à la destiner au conducteur de la diligence de Bourges, à l’adorable Lanizette.

Pour se rendre compte d’un pareil choix chez M. Leveneur, choix que son caractère seul n’expliquerait pas, il est nécessaire de reculer de quelques années en arrière, de remonter à l’époque où il était employé chez le comte de