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éducation, faire pompeuse montre de sa fille. Tout au contraire, l’éducation de Manette avait été une obligation pour lui, une violence exercée sur ses projets, comme il va être dit ; et aussi la pauvre enfant ne savait souvent comment s’y prendre pour cacher la blancheur de son intelligence, ou pour ne pas la salir au contact de tant d’épiceries et de comestibles.

Manette devait suffire à tous les travaux de la maison, de la boutique et du bureau. Elle était partout : il lui fallait répondre aux gens qui venaient acheter, à ceux qui accouraient pour réclamer des lettres ou en affranchir, à sa mère, qui la gourmandait sur sa lenteur à terminer le ménage. Elle ne posait pas à terre. On la voyait tantôt la balance, tantôt le timbre, tantôt le balai à la main, ou au bas de l’échelle pour recevoir les paquets de la diligence. Ici on la sonnait, là on l’appelait, là on la grondait. Et malheur à Manette si elle se trompait en rendant la monnaie à l’acheteur, ou sur quelque menu détail de ses nombreuses fonctions ! M. Leveneur s’emportait et finissait par dire avec un gros juron : — C’est un garçon qu’il m’aurait fallu, et non une femmelette comme ça !

On ne devine pas quel surcroît de travail et de peine M. Leveneur aurait pu imposer à un garçon de l’âge de sa fille. Levée avec le jour, Manette ne rentrait pas dans sa chambre avant minuit, même l’hiver, quand toute la population de Saint-Faréol dormait déjà de ce sommeil particulier aux habitants des villes au-dessous de trois mille âmes. Depuis neuf heures jusqu’à minuit, elle restait dans l’arrière-boutique occupée à filer, et il ne fallait pas qu’il lui arrivât de lever les yeux au plafond pour savoir ce qui pouvait faire veiller si tard son père et sa mère, ni de s’endormir sur son rouet. Trahie alors par son silence, même, elle appelait l’attention de son père, qui ouvrait douce-