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d’homme riche s’étant considérablement accrue, on l’appelait souvent M. Leveneur le riche devant les étrangers, auxquels on le citait comme dans d’autres pays on cite un monument. « Ce monsieur qui passe, vous disait-on, c’est M. Leveneur le riche ; ce monsieur qui rentre chez lui en cabriolet, c’est M. Leveneur ; ce monsieur qui fume sur sa porte, c’est le riche M. Leveneur. »

Il aimait beaucoup, en effet, se placer devant sa porte et y fumer des heures entières comme pour répondre à l’admiration de ses concitoyens. Malgré ses cinquante-huit ans, il avait conservé sa haute taille, ses jambes de chasseur toujours serrées dans des guêtres de cuir, et sa tête carrée ombragée par de gros favoris, gris-blonds. Comme si la nature n’avait rien voulu faire sans raison, elle lui avait donné un nez large et, inquiet comme celui des bassets d’Écosse, et des yeux verts toujours en arrêt. Ses épaules rondes et arquées, ainsi que les ont les hommes forts, se terminaient par des mains velues qui auraient étouffé un sanglier. L’habitude de vivre, au soleil et au grand air pendant qu’il remplissait les fonctions de garde-chasse auprès de M. de Meursanne avait tanné la peau de son visage et jeté des rousseurs sur ses joues. C’est aussi à cette existence en pleine campagne, laborieuse, active, toute de soumission au maître, toute de commandement sur les animaux, qu’il devait un caractère par moment docile et humble, parfois violent et terrible comme un coup de fusil. De son troisième mariage avec la fille d’un fermier du comte de Meursanne, il n’avait qu’une enfant, charmante et malheureuse créature qui entrait alors dans sa dix-huitième année. Issue d’une source vivace, Manette opposait aux fatigues dont on l’accablait un tempérament pur, une constitution de race : l’abus du travail n’avait pas encore, eu d’action sur l’émail de ses contours ; ses formes rondes et fines avaient conservé en