Page:Gourmont - Sixtine, 1923.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fuyant pour votre stabilité, admettons. En ce cas, où s’achemine votre vie ? Ah ! poète, au succès ?

— « Je ne suis pas poète, je ne sais pas bien couper ma pensée en petits morceaux égaux ou inégaux, selon le hasard du hachoir : ma prose n’est rythmée que par mon souffle ; les coups d’épingle de la sensation, seuls, en marquent les accents et la puérilité royale de la rime riche dépasse mon entendement… »

Un vlouement d’ailes de corbeau troubla l’air au-dessus des arbres. Hubert se tut, écoutant, puis :

— « Vlouement, c’est ça, vlouement d’ailes, avec bien le v v v. Est-ce le v v v ou le f f f ? Le filement d’ailes ? Non, vlouement est mieux. Fais-le encore, corbeau ! »

Sixtine, un peu effarée, le fixait, la bouche épanouie.

— « Ces diables de bruit d’ailes, on ne peut pas les attraper !… Oh ! le succès ! Est-ce que le pommier mendie des applaudissements pour avoir bien fleuri, d’abord, enfin bien fructifié ? On en ferait de quasi évangéliques paraboles. Si je ne suis pas mon propre juge, qui me jugera, et si je me déplais à moi-même que m’importe de plaire à autrui ? Quel autrui ? Y a-t-il un monde de vie extérieure à moi-même ? C’est possible, mais je ne le connais pas. Le monde, c’est moi, il me doit l’existence, je l’ai créé avec mes sens, il est mon esclave et nul sur lui n’a de pouvoir. Si nous étions bien assurés de ceci, qu’il n’est rien en dehors de nous, comme la guérison de nos vanités serait prompte, comme promptement nos plaisirs en seraient purgés. La vanité est le