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joies qui n’ont pas en elles une promesse de souffrance sont inacceptables et répulsives : deux amants donnent, en leurs jeux, un charmant spectacle parce qu’ils piétinent sur la trappe fragile d’une oubliette, pleine d’épieux et de crocs, et pareillement, les plaisirs intellectuels sont intéressants en ce qu’ils conduisent sûrement aux affres de la déception ou du doute. Essayez donc, vous qui êtes poète et créateur d’âmes, de provoquer chez des spectateurs le frisson esthétique avec le tableau d’un parfait bonheur humain : la joie est illogique, l’illogisme est la cause essentielle du rire, la joie fait rire. Cela pourrait cependant servir, au cinquième acte, de châtiment inattendu : montrer un coquin heureux, ne serait-ce pas lui infliger la plus afflictive et la plus infamante peine qui puisse atteindre un homme ? Heureux, de songer à l’infini de mépris que contient ce mot, heureux !

— Pourtant, répondit Moscowitch, nous ne faisons autre chose que de courir après le bonheur.

— Oh ! fit Entragues, c’est un passe-temps, nous savons bien que nous ne l’atteindrons pas.

— Je crois, dit le Russe, que vous jugez l’humanité d’après vos propres sentiments.

— Je le crois aussi, répondit Entragues, mais le contraire serait bien plus surprenant. Avec quel cerveau voulez-vous que je pense, sinon avec le mien ? »

Ils se quittèrent, après s’être donné rendez-vous : Moscowitch, le surlendemain ou le jour suivant, viendrait prendre Entragues chez lui, et ils iraient à la Revue spéculative.