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ici, elle l’est si peu. On me fera donc difficilement passer pour un détracteur de Vigny, mais je ne puis tout à fait sympathiser avec l’homme, parce qu’il s’est trop dissimulé sous des apparences trop uniformes et d’une perfection trop dure et trop polie, trop noble, trop distante. Même quand il parle du fond de son cœur, les paroles tombent du bout des lèvres. Et puis vraiment il s’admire trop aussi, et son âme est si douloureusement froide que l’orgueil même n’arrive pas à la réchauffer. Sa manière de dire « j’aime » est glaciale. Son sentiment se fige en aphorismes, comme sa douleur, comme sa bonté, comme ses admirations. Lisez ces quatre notes consignées à la fin de l’année 1836, de son Journal : « Comment ne pas éprouver le besoin d’aimer ? Qui n’a senti manquer la terre sous ses pieds sitôt que l’amour menace de se rompre ? — L’amour est une bonté sublime. — Le travail est un oubli, mais un oubli actif qui convient à une âme forte. — Aimer, inventer, admirer, voilà une vie. » Il trouve moyen en six lignes de nous faire savoir, sous la forme la plus dégagée, qu’il a une âme aimante, sensible, bonne, sublime, forte, créatrice, désintéressée. Tant de vertus font peur, et tant de dons et tant de qualités. C’est peut-être vrai, mais cet homme se connaît trop bien et jouit trop à l’aise de sa belle nature sans tache. Il note une autre fois : « Le mot de la langue le plus