tout critique. Rencontrant un auteur qui lui avait fait parvenir son dernier ouvrage, il le remercia en ces termes : « Le livre est bon pour moi, en ce moment. » Cet honnête homme ne voulait ni engager l’avenir ni entrer dans l’absolu. Notre vie, qui n’a pas de lendemains prévisibles, n’est qu’une suite de moments discontinus, où le futur ne dépend du passé que selon la mesure où nous ne changerons pas ; mais nous changeons. Les amitiés, les amours, les curiosités que nous semons dédaigneusement sur notre route, quelquefois malgré nous, nous le rappelleraient, si nous pouvions encore les apercevoir le long du passé telles que nous les éprouvions dans leur nouveauté. Nous changeons à un point qui n’est pas sans faire douter fortement de l’unité de la conscience humaine ; elle a, comme l’hydre, plusieurs têtes, mais successives et qui se passent un mot d’ordre, quelquefois compris à demi, quelquefois pas du tout. On retire une grande tristesse de cette constatation, mais aussi, le parti étant pris, un certain réconfort : on peut se contredire en toute tranquillité. J’ai écrit sur les Goncourt en 1890, au lendemain de la mort d’Edmond, mais depuis j’ai relu leurs œuvres. Pourquoi relit-on ? C’est qu’ayant retenu d’une lecture une impression forte ou agréable, on désire la renouveler. C’est ce que dit Spinoza : « Celui qui se souvient d’un objet qui une fois l’a charmé désire
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