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ble. Quant à sa sensibilité, la mode s’en est perpétuée jusqu’à nos jours, comme je l’ai déjà indiqué : nous en sommes serfs, même si nous répudions les idées qui en sont nées. C’est un fait qui serait très long et difficile à analyser. Il se comprend par un exemple : les Confessions semblent encore à tout lecteur un livre écrit d’hier matin. Rien n’est venu s’interposer, depuis plus d’un siècle, entre les Confessions et nous, et Flaubert, lui-même, en les tournant en ironie, n’a fait que nous révéler une nouvelle manière d’en goûter le charme.

La plus folle des idées de Jean-Jacques est celle de la bonté native de l’homme ; mais elle n’est pas plus folle que l’idée chrétienne de sa méchanceté originelle, nécessaire depuis le péché. A de la théologie, Jean-Jacques, né en pays théologique, oppose de la théologie, cela ne prête même pas à de la discussion. Ce sont des idées en l’air. L’homme n’est ni bon ni méchant : il est l’homme, animal particulier qui, outre ses besoins physiques, a des besoins métaphysiques, parce qu’il vit, non seulement une vie réelle, mais surtout une vie de représentation. Le monde, pour lui, est moins tel qu’il le sent que tel qu’il croit le sentir. De cette sensibilité complexe est né le désir d’un état qui n’a jamais été atteint que fugitivement, le bonheur. Tous les moyens sont légitimes, qui sont de naïves mé-