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l’emporter. Mais quel hasard ! Au moment même, en efîet, où Chateaubriand recevait de Saint-Servan la lettre qui allait en faire l’auteur du Génie, il accentuait très délibérément, par de curieuses et très libres notes marginales, le caractère voltairien de l’Essai[1]. Il écrivait donc, à la veille même de sa conversion à la saint Paul, à propos du principe de Zénon, la Fatalité : « Voilà mon système, voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard, fatalité dans ce monde, la réputation, l’honneur, la richesse, la vertu même, et comment croire qu’un Dieu intelligent nous conduit. Voyez les fripons en place, la fortune allant au scélérat, l’honnête homme volé, assassiné, méprisé. II y a peut-être un Dieu, mais c’est le Dieu d’Epicure ; il est trop grand, trop heureux pour s’occuper de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les autres[2]. »

  1. Voici la note explicative de Sainte-Beuve, qui possédait alors cet exemplaire : « avis spécial pour notre édition (1861). Sur un exemplaire de l’Essai sur les Révolutions (première édition, Londres, 1797), que nous avons sous les yeux, M. de Chateaubriand, qui était encore en Angleterre, avait fait de sa main des retranchements et corrections en vue d’une seconde édition, qu’il croyait prochaine. Mais bientôt, oubliant ce premier objet, il porta en marge, en plusieurs endroits de cet exemplaire, ses remarques personnelles et confidentielles, tant sur les hommes que sur les choses. Il y consigna le fond de ses croyances ou pluiôt de ses incrédulités à cette date de 1798, antérieure de quelques mois à peine à la conception du Génie du Christianisme. Nous donnerons ces notes copiées sur l’autographe, au bas des payes auxquelles elles se rapportent… »
  2. Essai, p. 537.