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Mais je ne pousserai pas plus loin cette paradoxale histoire. Il me suffit d’avoir donné, sous une forme plus vivante qu’un raisonnement abstrait, l’exemple de ce qui pourrait arriver avec la propriété littéraire perpétuelle. Cette propriété, au lieu de tomber dans le domaine public, tomberait dans le domaine privé et servirait à enrichir quelques habiles au détriment du public. Qui profiterait aujourd’hui de l’œuvre de Balzac ? Un éditeur. De l’œuvre de Stendhal ? Le même éditeur. De celle de Gérard de Nerval ? Encore le même éditeur. Va-t-on faire une loi pour augmenter la fortune, déjà respectable, de telle grosse maison d’édition ?

À un autre point de vue, c’est honorer bien peu, il semble, les plus belles productions de l’esprit humain que de les considérer sous l’aspect purement commercial. Loin de se plaindre, si l’on admire Musset, que les éditions de ses œuvres vont se multipliant, ne devrait-on pas s’en réjouir ? Appartenir à tous, devenir le pain quotidien de tous, n’est-ce point le rêve de tous les écrivains dignes de ce nom ? Pensons un peu moins au coffre-fort des propriétaires littéraires et un peu plus à la gloire des grands hommes qui ont vécu, écrit et souffert pour nous.