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On lui tiendra compte de ce qu’il est mort à l’âge même où Malherbe commençait d’écrire. Théophile, avec les défauts d’un tempérament trop ardent, d’une imagination insoumise, d’une verve déclamatoire, était, comme en jugèrent ses contemporains, un beau génie.

Il a un autre mérite, et qui n’est pas médiocre, ajouté aux autres. Théophile fut un libre esprit, de la lignée des indisciplinés et des incrédules. Elle remonte loin, dans la littérature française, jusqu’au treizième siècle, et peut-être plus haut. L’auteur d’Aucassin et Nicolette raille le paradis où ne vont que nonnes et vieux prêtres et toutes vilaines gens qui passent leur temps accroupis devant les autels ; il veut aller en enfer, où vont les beaux clercs et les cavaliers, les belles dames courtoises avec leurs barons. C’est sans doute ce que répondit Théophile au curé de Saint-Nicolas, qui s’en courrouça. Il était païen de ce paganisme admirable qui exige que l’on vive sa vie, avant tout. Bientôt va commencer la grande littérature soumise au clergé, pendant laquelle Molière presque seul représente l’intelligence affranchie. C’est dans Théophile et dans Cyrano, plus que dans l’équivoque Gassendi, que Molière avait puisé sa philosophie. On n’est pas un esprit secondaire, quand on prépare la venue de plus grands esprits que soi.