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mille », et ce n’est pas le dernier tirage ; on en vend encore des centaines toute les semaines. On peut dire que rien n’a peut-être jamais excité à un tel degré la curiosité de la foule, devenue innombrable, des lecteurs : et cependant, il reste encore parmi les lettrés tout un parti qui n’admire pas sans réserve, et, parmi les poètes, un autre parti qui n’admire pas du tout. La raison de cette froideur, je l’ai déjà esquissée : la poésie de M. Rostand manque de personnalité. Elle manque de pensée, de profondeur. C’est un lac qui miroite gracieusement sous les rayons de la lune, mais qui ne recèle aucun abîme, aucun mystère ; le fond en est uni et sûr ; on peut s’y baigner sans jamais perdre pied, et si l’on voulait y plonger, on s’y briserait la tête. Est-ce même un lac ? C’est un bassin artificiel dallé ou cimenté, et l’eau qui l’alimente ne descend pas des montagnes, mais bien d’un réservoir ; on le vide et on le remplit en tournant un robinet. C’est un lac de théâtre.

Le genre auquel s’est voué M. Rostand, le poème dramatique en vers réguliers à rimes riches, est aujourd’hui de la pure archéologie. Le public, toujours en retard de cinquante ans sur le vrai mouvement littéraire, peut s’y plaire encore ; les poètes ne