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sibiliîé. Lui non plus ne considérait comme du « temps perdu » ni ses voyages, ni ses réceptions, ni sa correspondance, ni ses amours. Il faut arriver à Balzac pour entendre un écrivain, triste de s’être laissé distraire pendant quelques mois par une femme, proférer ce mot effroyable : « Encore un roman de perdu ! » Comme s’il ne vaut pas mieux vivre un roman que de l’écrire, comme si, après tout, pour écrire un bon roman, il ne fallait pus, d’abord, le vivre ! Mais cette dernière concession faite au cynisme des hommes de lettres est excessive : se mêler à la vie pour expérimenter les sentiments et les sensations, pour récolter des documents, comme disaient les naturalistes, c’est une manière de vivre bien médiocre et vraiment dépourvue de dignité. Il y a là une exploitation industrielle de la sensibilité qui rabaisse le talent en même temps que le caractère. Balzac ne semble pas avoir jamais fait de tels calculs. Il écrit ingénument : « L’amour, c’est ma vie et mon essence », mais s’il le rencontre, il cherche à fuir, songeant à sa table de travail, à sa copie, à ses épreuves, aux projets qui bourdonnent dans sa tête congestionnée.

On admire généralement la puissance de travail