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loi faudra des efforts terribles pour regagner ce premier rang. Ces mœurs sont sauvages ; mais enfin ce sont nos mœurs, et nous sommes obligés de les accepter ou d’accepter la défaite.

Le travail acharné, dans le monde des lettres, a été mis à la mode par l’exemple de Balzac. Il ne fut pas le seul de son temps à transformer en labeur le plaisir d’écrire. Alexandre Dumas, George Sand, Sainte-Beuve, Victor Hugo lui-même se donnèrent aux lettres avec violence ; mais lui, Balzac, il dépassa la violence. On avait vu, aux siècles précédents, de grands écrivains être en même temps de grands travailleurs. Ni Buffon, ni Voltaire n’étaient des paresseux ; mais ils n’étaient pas non plus des forçats de la plume. Buffon avait organisé son temps de manière à n’en rien perdre, mais il n’appelait pas du temps perdu celui qu’il donnait aux plaisirs, à la conversation, à la table. Les besognes immenses ne l’effrayaient pas; il en venait à bout par la constance, par la patience quotidienne. Voltaire était plus fébrile ; pris du besoin soudain de dire sa pensée, il abandonnait tout, s’enfermait, passait les nuits ; mais il savait aussi, aiguillonné par d’autres désirs, oublier ses idées et même ses intérêts, suivre franchement, sans regrets, le penchant de sa sen-