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dant avec une certaine proportion d’apparence, car dans un état social extrêmement démocratique, on est porté à mesurer et à peser, plutôt qu’à juger. Que serait aujourd’hui l’homme d’un seul livre, un La Bruyère, un Montaigne, ou même l’homme de deux ou trois livres ? On a pris l’habitude de taxer d’incapacité l’écrivain prudent qui réfléchit longtemps avant d’écrire ou celui qui prétend vivre d’abord la vie qu’il racontera ensuite. Les grandes gloires du XIXe siècle, ce sont les grandes fécondités : Hugo, Michelet, Lamartine. Une des objections des journalistes contre l’un des plus exquis de nos poètes, Mallarmé, fut l’exiguïté de son œuvre. Il nous faut écrire, écrire encore, écrire toujours, Juifs-Errants de l’écriture — ou plutôt Danaïdes, car plus on écrit et plus le besoin d’écrire s’exaspère. Cela devient une maladie, et l’on voit des écrivains riches, glorieux et fatigués, continuer, alors qu’ils pourraient écussonner en paix des rosiers et contempler le passage des nuages, à répandre avec furie d’inutiles flots d’encre. Cette lutte pour la gloire ressemble à une déroute bien plutôt qu’à une marche offensive. Celui qui s’assied sur le bord de la route est perdu. Dès qu’on ne le voit plus, on oublie son nom ; quand il reprendra sa course, il