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funeste moment n’a été hâté que bien peu sans doute :

Mon mal m’envahissait de plus en plus, — car quel mal est comparable à l’alcool !

M. Ugo Ojetti m’a rapporté de son voyage en Amérique une photographie du tombeau d’Edgar Poe. Par une cruelle ironie des puissances invisibles, on y lit, sur l’enseigne d’un cabaret voisin du cimetière, ce mot en lettres énormes et qui attirent l’œil : LIQUOR.

32.

Si pénible qu’ait été la mort d’Edgar Poe, elle fait moins peur que celle de Baudelaire qui sombra lentement, comme un beau navire blessé, dans l’océan de la douleur : car quelle douleur de mourir en un pareil état, d’être devenu semblable à une bête aphasique, et, selon le mot de Trousseau, intelligent comme un animal à qui il ne manque que la parole. Le journal de ses dernières années : Mon cœur mis à nu, contient des pages encore admirables, mais que le ton en est navrant et humiliant ! L’homme à la bouche sarcastique devient un enfant morose, peureux et obéissant. Le blasphémateur hautain tombe, comme par punition, à des