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Il est horrible pour qui aime Edgar Poe, pour qui a vécu d’intenses minutes d’émotion avec ses livres, horrible de se le figurer dans un tel état d’avilissement, — et si coupable que fût en lui l’ivrogne, avait-il mérité une telle dégradation ?

Le lendemain matin, les racoleurs revinrent chercher leur troupeau pour les conduire successivement dans trente et une sections de vote. Ceux d’entre ces malheureux qui avaient quelque lucidité n’osaient rien dire ; on les aurait assommés sur place ; les autres allaient comme des machines. Dès la troisième ou la quatrième section, Edgar Poe ne pouvait plus tenir debout : on lui avait sans doute administré une trop forte dose d’opium. Enfin, il devint si pâle que les bourreaux eux-mêmes s’en aperçurent, et se mirent à dire « qu’autant valait faire voter un mort et qu’on pourrait bien avoir des démêlés avec la police ». Pour éviter tout ennui de ce genre, ils prirent le parti de se débarrasser de lui en le jetant dans un cab et en l’envoyant à l’hôpital. Il y mourut, peu d’heures après.

Cette affreuse aventure électorale a été contestée ; elle ne représenterait, d’ailleurs, qu’un terrible hasard. A ce moment déjà, Poe était perdu et le