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minuit, Poe et ses amis sortirent. Ils n’eurent pas fait dix pas dans la rue qu’ils se trouvèrent enveloppés par une bande d’hommes dont ils ne purent se défendre. Ces hommes n’étaient pas des escarpes, — c’étaient de très honnêtes agents travaillant contre salaire pour leur patron. En effet, il était d’usage à cette époque d’enlever ainsi, à la veille d’une élection, tous les ivrognes que l’on rencontrait dans les rues (et ces jours-là les rues étaient trop étroites), de les séquestrer jusqu’au lendemain matin en compagnie de quelques bouteilles et alors de les traîner de section en section en les faisant voter jusqu’à vingt ou trente fois comme un troupeau d’automates. Afin d’éviter toute protestation, tout réveil de conscience chez ces malheureux, on avait eu soin de mêler à leur boisson des drogues soporifiques, notamment de l’opium.

Poe et ses compagnons furent enfermés dans une étroite chambre contiguë à une machine à vapeur, au fond d’une impasse, dans Calvert Street. Ils durent y passer la nuit dans une somnolence fiévreuse, tassés les uns contre les autres, en proie à une horrible chaleur, à d’affreuses odeurs, buvant de temps à autre quand la sécheresse de leur gosier les réveillait à demi.