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jusqu’au point de hasarder le paradoxe étonnant que l’homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup cervier, et que c’est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que, dans la mer, les harengs sont naturellement faits pour nager isolés, et que c’est par un excès de corruption qu’ils passent, en troupes, de la mer glaciale sur nos côtes ; qu’anciennement les grues volaient en l’air chacune à part, et que, par une violation du droit naturel, elles ont pris le parti de voyager de compagnie. »

Cette ironie, si sage et si gaie en même temps, exaspère Laclos qui trouve que c’est « une mauvaise plaisanterie de vouloir établir une analogie entre l’homme, les harengs et les grues ». Audacieux, quand il s’agit de décrire les mauvaises mœurs de son temps, Laclos, comme son maître Rousseau, est, en philosophie naturelle, de la force d’un petit enfant qui revient du catéchisme. Son ignorance des faits naturels est presque scandaleuse. C’est un pur idéologue, incapable d’observation, dès qu’on le sort du cercle de ses habitudes sociales. Voltaire dit avec raison : « Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s’exprimer. » Cela fâche Laclos