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informulés. Née de l’union de deux types supérieurs, l’un l’italien, l’autre français, Mme Judith Gautier possède en son esprit à la fois le sérieux et la légèreté : l’émotion est profonde, l’expression est souriante et même rieuse. Que de fois ne l’a-t-on pas raillée, cette « légèreté française » ! Et nous-mêmes, n’avons-nous point tenté parfois, de nous en défaire ? Cela serait une grande sottise, car il n’est point de don plus divin. C’est l’art suprême. Une expression vulgaire, mais très fine, le définit : N’avoir pas l’air d’y toucher. Ce qui nous choque si fort chez les Allemands, c’est qu’ils ont l’air d’y toucher, au contraire, même quand ils ont les mains derrière le dos. Quand ils touchent réellement aux choses, ils appuient si fort qu’ils les écrasent. De leur côté ils feignent de croire que la légèreté du geste, de la forme, est le signe de la légèreté de la pensée. Ils prétendent que tout ce qui est sérieux doit être dit sérieusement : nous leur répondons par Rabelais, Montaigne et Voltaire ; les Anglais aussi peuvent leur répondre par Swift, le prodigieux railleur. Enfin, quoi que puissent penser les autres peuples, c’est la tradition, en France, et toujours la mode d’avoir l’air détaché ; il faut sourire, même la mort dans l’âme, comme un bon comédien : et c’est à