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nales sont ainsi faites ; elles sont l’expression, la floraison d’une physiologie. Mais à force de vivre, on acquiert la faculté de dissocier son intelligence de sa sensibilité : cela arrive, tôt ou tard, par l’acquisition d’une faculté nouvelle, indispensable quoique dangereuse, le scepticisme. Laforgue est mort avant d’avoir atteint cette étape.

Plein de bonne volonté, comme ses vers, qui souvent n’ont pas beaucoup d’autres mérites, il cherchait à se libérer de son jeune sentimentalisme. Comme outil, il employait l’ironie ; mais le sentimentalisme résistait et il ne put jamais le vaincre. Au moment où il commençait à entrevoir l’avènement du scepticisme, une rencontre fortuite vint le rejeter parmi le monde des sentiments simples. Lui-même a raconté son aventure. C’est un conte délicieux, auquel la vérité ajoute un certain agrément, mais qui s’en passerait. On le trouvera tout au long dans une des lettres qu’il adressait de Berlin à sa sœur[1]. A beaucoup de jeunes gens, cette lettre paraîtrait un enfantillage ; peu de jeunes filles, au contraire la liront sans émotion ; et les hommes qui ont passé l’âge où le sentiment s’exprime avec une telle

  1. Mélanges posthumes. Paris, Société du Mercure de France.