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LE FLEUVE MONTE



19 avril 1915.


Le fleuve monte, le fleuve de sang… Le premier Bulletin des Écrivains parut dans les premiers jours de novembre. Il notait sous sa rubrique « Tombés au champ d’honneur », dix-sept noms. Au mois de décembre, il y en avait vingt-cinq. Au mois de janvier, le total montait a trente-six ; au mois de février, il était de quarante-huit ; en mars, de cinquante-huit. Il atteint soixante-huit en avril. À cette liste il faut ajouter onze disparus, trop bien nommés, car il y en a peu qui reviendront. C’est donc en huit mois révolus une moisson de quatre-vingts écrivains, la plupart tout jeunes. Depuis les temps civilisés aucune génération littéraire n’avait eu sans doute un pareil destin. Et il ne faut pas se flatter que cela soit fini. Peut-on se consoler en songeant que la moisson a été encore plus abondante de l’autre côté, non de la barricade, mais des tranchées ? En tout cas, cela ne ressuscitera pas les nôtres. Aujourd’hui, ceux que je veux pleurer plus spécialement ne figurent même pas sur ces listes.