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se modifiera et qui, après l’avoir soutenu dans le droit chemin, par le charme de sa beauté terrestre, le soutiendra encore, quand elle aura quitté ce monde, par la beauté cachée de son âme ; par cette seconde beauté qui n’est visible qu’aux yeux de l’esprit :

Alcun tempo’l sostenni col mio volto :
Mostrando gli occhi giovinetti a lui,
Meco’l menare in dretto parle vollo
[1]

Et plus tard, lorsque le poète est arrivé au Paradis, il entend chanter autour de lui :

Volgi, Beatrice, volgi gli occhi sanii
(Era la sua canzone) al tuo fedete…
Per grazia fa noi grazia che disveie
A lui la bocca tua si che discerna
La seconda belleza che tu cele
[2]

Mais Dante est poète, plus encore que philosophe, et il avoue que lorsque la vue de la « femme belle et bienheureuse » lui a été enlevée, il s’est laissé entraîner hors de la bonne voie : « Les objets présents et les faux plaisirs ont détourné mes pas depuis que votre visage m’est caché »[3]. Alors Béatrice lui fait de mélancoliques reproches où l’on sent passer non pas un regret, mais un souvenir complaisant des jours vécus sur terre, pendant lesquels elle pouvait offrir son pur visage à la contemplation de son poète : Tu m’as quelquefois oubliée, et pourtant, lui dit-elle, « jamais la nature ou l’art ont-ils pu t’offrir un plaisir pareil à celui que tu ressentais à admirer ma beauté, maintenant ensevelie et perdue sous la terre ! »[4].

Chaque fois qu’il parle de Béatrice Dante a des mots char-

  1. Purg. XXX, 121. « Quelque temps mon regard le soutint : je lui montrais mes yeux d’enfant, je le conduisis dans la véritable route ».
  2. Purg. XXXI, 133. « Tourne Beatrice, tourne tes yeux sains vers ton fidèle ami. Par grâce, fais-nous la grâce de lui faire entendre ta voix, afin qu’il distingue la seconde beauté que tu caches. »
  3. Purg. XXXI, 34
  4. Purg. XXXI, 49