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s’être attaché dès son jeune âge à aimer une seule des manifestations visibles de la beauté, s’efforcer ensuite d’aimer tout ce qui est beau, sans distinction. Après cela il doit considérer la beauté de l’âme comme bien plus relevée que la beauté visible, de sorte qu’une belle âme suffise pour l’attirer. De là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois et à voir que la beauté morale est partout de la même nature. De la sphère d’action il devra passer à celle de l’intelligence et contempler la beauté des sciences, jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau.

» Celui qui s’est avancé jusque là par une contemplation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré, verra tout à coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse, celle, dit Socrate[1], qui est le but de tous les travaux précédents, beauté éternelle, non engendrée et non périssable. Donc, le vrai chemin, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas et, les yeux attachés sur la beauté suprême, de s’y élever sans cesse en passant par tous les degrés de l’échelle. Ô mon cher Socrate, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle. Je le demande, quelle ne serait pas la destinée d’un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et simplicité, non plus vêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous ces vains agréments condamnés à périr, à qui il serait donné de voir face à face sous sa forme unique, la beauté divine ! »

Dante mettant en action les préceptes de Platon, plus heureux que lui, a l’espérance formelle d’arriver à la contemplation de la beauté divine, et pourtant il prend un chemin plus court que celui qui est conseillé par le philosophe grec. La beauté de Béatrice, seule, le conduira directement au but suprême, sans qu’il change de culte. C’est Béatrice elle-même qui

  1. Socrate raconte un entretien qu’il a eu avec Diotime, femme instruite dans la philosophie, qui l’a initié aux mystères divins de la science et du beau. Socrate et Platon se vantaient d’avoir tiré plus d’un enseignement de leurs entretiens avec les femmes cultivées de leur temps.