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BÉATRICE



DANTE ET PLATON


Parmi les créations féminines écloses dans le cerveau ou dans le cœur des poètes, le type de la Béatrice est assurément un des plus beaux, mais aussi un des plus énigmatiques. Pour les uns elle est la femme idéalisée par le plus pur et le plus désintéressé des amours, une création du cœur ; pour les autres, elle est la personnification de la science ou de la théologie, vers laquelle Dante porte toutes les ardeurs de son esprit. Enfin quelques uns, comme le poète anglais Rosetti, pensent que Béatrice n’a jamais existé, qu’elle n’est que l’héroïne, créée de toutes pièces, d’un poème merveilleux, qui a été chanté sans être vécu. Cette opinion hasardée qui ferait de la vie littéraire de Dante un mensonge poétique, sublime, fécond, mais un mensonge n’est pas acceptable, et aucun de ces érudits qui font de la vie et des œuvres de Dante leur étude perpétuelle, ne s’y est arrêté un instant.

Béatrice a existé, le témoignage des contemporains est formel : le poète la vit pour la première fois lorsqu’ils avaient huit ans tous les deux, et de ce jour-là naquit en lui, pour la jeune fille, pour l’enfant, un amour qui devint un culte et auquel il consacra toutes ses pensées. Béatrice se maria, mais l’affection, toute désintéressée, que le poète lui portait n’en fut pas diminuée, et lorsqu’elle mourut, à vingt-cinq ans, il la pleura et jura qu’elle vivrait éternellement dans son souvenir et dans le souvenir des hommes : il tint parole.

Quelque belle, quelque parfaite qu’ait été la jeune Florentine, dans la Divine Comédie elle est idéalisée par le poète, au point de ne paraître presque plus une femme : elle est devenue l’idéal