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liberté, de plaisir, d’insouciance. Notre voie était douce et fleurie, nous ne voyions pas le tournant. — Maman, puisque nous sommes tranquilles, je n’aperçois personne à perte de vue, c’est la paix. Dis-moi l’histoire de notre famille.

— Je te la dirai mon fils, tu nous jugeras, nous étions des imprévoyants.

— Comme le lis et l’oiseau. La leçon de l’Evangile ne dit pas d’amasser.

— Elle dit de travailler, tandis que le plaisir était notre continuelle occupation.

— Une chose m’étonne, maman, nous avons nombre de parents, j’en ai même rencontré à Paris. Comment aucun n’est-il venu à toi quand il t’a fallu un appui ? — Nous n’avons que des parents lointains, j’étais fille unique, ton père avait perdu très jeune les siens. De sorte que nous n’avions ni oncle ni tante, ni frère ni sœur, ni même des cousins germains. Les Lostanges sont tombés en quenouille, tu es le dernier des Luçons. — Moi, j’aurai dix fils I comme la grande Marie-Thérèse d’Autriche. L’un d’eux relèvera le nom de Lostange, peut-être ne seront-ils pas riches, élégants, pompeux seigneurs d’ancien régime, mais ils porteront nos deux noms dignement selon le mode nouveau qui germe et met l’outil aux mains des nobles comme à celles des travailleurs. Les castes se nivellent, ne l’aperçois-tu pas ? — Si. Cela ne m’effraie en rien, je saurai m’assimiler, c’est le propre de la race française, j’ai très peu de science, l’expérience y supplée, l’emploi que j’accepte où la Providence me pousse, m’intéressera, je verrai des gens de types variés, j’étudierai d’autres mentalités, j’accomplirai un service rétribué sans doute, mais que je tâcherai de rendre plus élevé. Je vais où je dois aller sans inquiétude. Songe donc aux soucis que j’ai connus avec tant de responsabilités. C’était l’âpre lutte quotidienne, je ne vois rien de plus pénible que de vouloir et de ne pouvoir. Aussi cette place où je n’aurai qu’à obéir, à ne rien prévoir, à ne rien commander, aucune initiative à prendre, quel rêve !

— Mais moi maman où irais-je frapper ? Quelle porte s’ouvrira devant le comte de Luçon, que d’instinct on jugera incapable.

— Tu te présenteras comme Tancrède Luçon, je suis moi, Madame Luçon, employée de commerce. Qu’aimerais-tu faire ?

— Une besogne active. Je pourrais être chauffeur.

— Avant, il faut prendre un brevet et tu es trop jeune.

— C’est juste. Mon ami Onda qui conduit sa voiture a dû obtenir une dispense. Je pourrais être le « cycliste »