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demment t’appartient, tu la revêtiras pour partir. En attendant, puisqu'ils prennent nos chambres, je vais aller cacher nos valises dans le kiosque du jardin ; ils doivent l’ignorer, il est perdu dans les sapins.

— On dirait que tu n’as jamais fait autre chose que le métier de proscrit.

Il sourit, envoya une caresse à son chien qui s’obstinait à grimper sur le lit et en un tour de main fut prêt.

— Maintenant, je vais aller nous chercher à déjeuner, dit-il en souriant.

Le feldwebel fut le premier à offrir à déjeuner au petit Français qu'il prenait pour un Allemand. Il entrait dans le plan de René de laisser l'erreur sur sa nationalité, s’accréditer, il se hâta de servir sa mère, puis il songea à lui-même, sans oublier Mousson.

Les soldats ne causaient d’ailleurs aucune déprédation, ils nettoyaient, astiquaient, préparaient tout pour l’arrivée du maître, sans s’occuper des propriétaires qui, de leur côté, rassemblaient dans des sacs de voyage ce qu’ils voulaient emporter. René alla déposer ses réserves dans le kiosque rustique perché au-dessus de la rivière, à peu de distance des remises situées assez loin du château.

Sur le coup de 9 heures, on entendit la corne impérative d’une auto qui donnait la première et la dernière note de l’octave, selon l’habitude du kaiser qui indique ainsi embrasser toute la gamme... puis la sirène aux deux notes également : une basse, une aiguë, employées par les chauffeurs impériaux. Aussitôt l’équipe de soldats se plaça sur le perron, tandis que la châtelaine de Valradour, son fils et le ménage de gardiens, un peU en arrière, regardaient l’arrivée du vampire de Germanie.

L’homme qui descendait de voiture au bas des marches, enveloppé jusqu'aux yeux, était fort loin de représenter un brillant vainqueur. Il semblât à René, qui venait de le voir aux Amerois, qu’il était encore plus décrépit.

L’arrivant répondit d’un geste vague au salut des soldats et monta suivi de deux hommes vêtus en civil : ses médecins. Un aide de camp était en quatrième dans la voiture, près du cocher, le fidèle valet de chambre Godfried, habitué au service de Wilhelm II depuis vingt ans. Une autre automobile moins luxueuse suivait, il en émergea quatre officiers d’ordonnance. nUn peloton d’une dizaine de uhlans accompagnait le mince cortège. Evidemment ce séjour de rigueur imposé par la Faculté s’accomplirait dans le plus strict incognito. Nul ne devait soupçonner l’état inquiétant du kaiser. Il ne parlait pas, ses gestes étaient réduits à l’indispensable, il ménageait ses forces. René le vit par la porte-fenêtre donnant sur le perron s’étendre sur la chaise longue do sa mère et fermer les yeux.

Seulement le bruit d’une formidable querelle de chiens les lui fit rouvrir. Le dogue assis à côté du mécanicien de l’auto impériale avait bondi sur Mousson ; les deux animaux avaient roulé les marches enlacés et René employait toute son énergie à tirer son chien par la peau du cou. Mousson luttait avec vigueur au milieu de grognements et d’abois furieux. Un officier d’ordonnance arma son revolver, visa Mousson et la balle partit sans atteindre personne.

L’arrivée du maître avait mis en émoi tout le monde, chacun courait à son poste, les feux étaient allumés dans toutes les cheminées, les cuisines s’activaient, les officiers s’installaient dans les beaux appartements du premier étage et les soldats montaient dans les combles ; les deux chauffeurs