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s’étaient donc trouvés au bord de la rivière, amenés par là Providence pour le repêcher ? Il reprenait en lui-même toute l’histoire de sa vie. Une voix douce l’appela d’en haut. Il reconnut l’organe de sa mère, il courut escalader les marches et la rencontra dans la première cave.

— Viens, l’officier est parti, les soldats sont allés dîner, nous sommes seuls. Quel parti prenons-nous ?... Tu vois, mon bambino, je m’appuie sur toi, nos rôles sont renversés, c’est moi qui me laisse guider. Ta jeune expérience dépasse celle de la recluse. Je n’avais guère plus de ton âge, quand le malheur a commencé à pleuvoir sur moi, lorsque je suis venue ici à seize ans.

— Maman, sans toi, sans ta pensée, je n’aurais rien fait ; je serais encore le collégien inutile...

— Mais heureux, loin de tout danger.

— Loin du plus grand bonheur : t’aimer ! Quelle joie est comparable à cela : t’avoir délivrée ! Voici ce que je crois bon de faire. Werner peut revenir...

— Non. Il m’a dit, avec sa grâce de « gentilhomme » de Brandebourg, qu’il avait l’honneur de me saluer, en prenant un congé définitif, parce qu’il partait aux Dardanelles.

— Tant mieux, je ne le croiserai plus... Ah ! Mousson a manqué me jouer un bien mauvais tour. Sans ta présence d’esprit, la pauvre bête me faisait découvrir.

— Nous avons la nuit pour nous préparer, leur kaiser doit arriver au matin.

— Pendant mon emprisonnement dans ton souterrain, j’ai jugé utile de prendre de l’argent dans le trésor, il faut en cacher sur nous le plus possible. Où pourrions-nous nous installer, puisqu’ils t’ont chassée de ta chambre ?

— Ils ne m’ont pas encore chassée, j’ai obtenu d’y coucher cette nuit ; viens, tu as eu une idée géniale ; moi, je ne pense à rien, je n’ai pas même une bourse.

— Fais un petit sac d’étoffe, couds-le dans ton corset, et mets-y les louis. Maman Marthe agissait ainsi quand nous voyagions. Moi, je vais me fabriquer une ceinture avec des serviettes. Fais emplir par Zabeth une valise de linge.

— Zabeth est plus morte que vive, les ennemis l'ont obligée à leur faire la cuisine.

— Et Albert ?

— Il ne quitte pas sa femme, il tremble ; les braves gens ne peuvent nous aider en rien.

— Passons-nous d’eux. Repose-toi, économise tes forces ; moi, je vais tout préparer. 11 faudrait aussi dîner.

— Encore une chose que j’oublie... les heures de repas m’étaient inconnues.

— Je vais aller à la cuisine et je t’apporterai quelque chose. Je sais leur langue, ils me prendront pour un des leurs. Ce n’est pas que je m’en flatte, mais cela me sert. Veux-tu coudre, en attendant ?...

René avait un caractère décidé, il avait acquis en bien peu de jours beaucoup d’audace et d’expérience, il se croyait invincible, il avait confiance en lui et, ce levier en main, il ôtait de son chemin tous les obstacles.

Il entra en maître dans la salle à manger des domestiques, située au sous-sol, près de la cuisine. Les Allemands mangeaient avidement, silencieux, trop occupés à jouer des mâchoires pour causer ou observer, Albert, pâle comme la serviette qu’il avait en main servait. Le feldwebel, seul