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— Comment ! fiské, je te reconnaîtrais entre mille depuis que je t’ai nourri de mon lait.

— Ah ! je comprends, exclama René, c’est ma nourrice…

— Ben oui, tu as bu à cette bouteille-là, Fiské, et de bon cœur, va. T’étais beau avec tes grands yeux noirs, tes cheveux moutonnants, ce petit signe contre ta lèvre et la cicatrice au sourcil droit quand t’avais tombé sur le coupant du perron ! Vous êtes bien tout pareil, Monsieur Rheney !

— Et t’es joli pomme ta maman, ajouta le garde ; c’est tout à fait la même figure.

— C’est singulier, j’ai toujours vu maman blonde, moi !

Ils se mirent à rire :

— Mange, fiské ; après on ira au château. Il n’a pas de mal, le château ; on est si perdu ici, tu sais, qu’on n’a jamais tant seulement vu un Boche.

— Et puis, confirma Albert, je l’ai toujours bien entretenu, le château. Tu verras ta chambre, Monsieur, mais tu ne pourras plus coucher dans ton berceau.

— Allons-y tout de suite, voulez-vous ? Je n’ai pas encore faim. ; et je suis si anxieux, supplia l’enfant.

— Oui, va, approuva la Flamande. Albert, conduis le fiské ; moi, je ferai meilleur dîner pendant.

Oh ! l’étrange état d’âme que celui de René. Les choses lui parlaient : cette allée, ce petit banc sous une tonnelle, cette porte à vitraux encerclés de plomb, jusqu’à la voix de l’homme dont il retrouvait un écho… si vague, si fuyant, qu’il ne pouvait ni saisir, ni arrêter la moindre vibration sur le clavier sensible de sa mémoire.

Dans le grand vestibule, il souleva une portière de vieille tapisserie de Flandre, dont les personnages ondulèrent, et ce fut comme un choc pour ses yeux.

— Où ? mais où donc ai-je déjà vu ces choses… serais-je venu ici en rêve ?

Une grande chambre s’ouvrit devant lui. Le plancher était recouvert d’un épais tapis, et cette fois ce fut comme un parfum subtil flottant encore qui éveilla une autre vibration d’âme.

— Eh ! Monsieur Rheney, dit le garde., ça vous impressionne ; c’esï là que vous êtes venu au monde.

L’enfant pressa de ses deux mains son front. Une souffrance inconnue lui étreignait le cœur. Il eut presque un éblouissement en voyant le superbe portrait en pied de la châtelaine dont le regard lumineux et doux semblait le suivre. Il se retourna vers le Flamand ; il voulait réagir, ne pas ainsi s’engourdir dans un songe quand il avait un devoir.

— Où est la cave ? demanda-t-il.

L’homme rit :

— Juste au-dessous de nous. Mais, Monsieur, je la crois bien mal montée, la cave. M. Rheney, votre frère aîné, n’habitait plus le château depuis douze ans. Quand il venait, il ne restait que vingt-quatre heures.

— Ce n’est pas du vin que je cherche, Albert… c’est une recluse, une séquestrée.

Un rire du garde l’interrompit :

— Une recluse ! Des souris, des martres, oui mais du monde comme nous, Monsieur, ah ! non. De quoi qu’elle mangerait, la malheureuse ?

— Elle a encore à manger pour trois jours. Il faut la délivrer avant. Allons vite, mon ami.

Le vieux gardien regarda le jeune homme et branla la tête d’un air désolé :

— Le jeune maître se moque de moi.

— Non, Albert, j’ai entrepris un voyage d’une difficulté inouïe, dans ce seul but. : délivrer une prisonnière. Venez.