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et tendu de riches tapisseries de Flandres, au petit point, peut-être brodées par la marquise de Lannoy. Il était placé devant une table énorme à dessus de marbre, chargée de papiers.

D’un signe, l’empereur avait éloigné sa suite. Werner seul demeurait debout, respectueux, immobile ; derrière lui, René avec son gros paquet.

D’un geste habituel, le kaiser prit son bras gauche avec sa main droite et le plaça sur le rebord de la table, puis il passa ses doigts osseux et jaunes sur son front d’un air de fatigue.

— Je ne puis pas vous donner audience ce soir, Werner, dit-il d’un ton bas et voilé, je suis forcé de me reposer ; mais demain à 4 heures du matin, soyez exact. Qu’apportez-vous ?

— Des photos de leurs positions, de leurs tranchées prises d’un aviatic, une communication d’Otto Windinfeld, une liasse de lettres de nos observateurs de Paris et d’Anvers. Albert de Belgique part incognito au Havre et sans doute à Neuilly pour assister le 12 janvier au mariage de sa nièce, la princesse Marie-Louise, avec le cinquième fils du comte de Caserto. L’archevêque Amette bénit l’union qui se fait en grand mystère dans le salon des Vendôme où on dresse un autel.

— J’avais envoyé à sa mère, fit l’empereur avec mélancolie, un beau cadeau quand elle se maria à Bruxelles vers 1894. La grand’mèrc de lai fiancée d’aujourd’hui est une Hohenzollern. Quelle muraille est maintenant élevée entre nous ! Quel est cet enfant qui vous accompagne ?

— Le neveu du gouverneur de Mézières, sire, un petit Hartmann. Il m’a servi de chauffeur, le mien s’étant grisé.

— Donne ton sac, mon enfant, dit Wilhelm II.

René s’avança. Chose bizarre, sa colère avait fait place à la pitié. Comment ! c’était cela le démon boche ? C’était ce peu de chose... un être flasque, épuisé, estropié, aux yeux ternes. Ah ! le pitoyable ennemi. Mais à lui tout seul il l’aurait terrassé avec sa jeune vigueur. Oui, seulement, d’un geste, cet homme pouvait déclancher la formidable explosion des forces de plusieurs peuples ; il pouvait d’un mot faire couler rouges les rivières et les fleuves. Ah ! comme la main de Dieu était visible ; pour qu’un seul homme pût en faire agir des millions, il fallait vraiment la force providentielle.

Sur la table où il posa sa serviette de cuir, René remarqua une carte en relief de Constantinople. Le kaiser eut un sourire en désignant du geste la place d’Altméidan.

— Avant un mois, nos couleurs flotteront au sommet de l’arbre du Oua-oua.

C’est sous cet arbre énorme que furent tués tant de janissaires ; quand le vent passe dans ses branches, on entend une plainte : oua-oua...

Guillaume tendit la main vers un plateau de cristal où se trouvait une carafe, une coupe et un petit flacon. Il versa dans le verre un tiers d’eau et quelques gouttes du petit flacon. Il avala le tout pendant que la pièce s’imprégnait d’une forte odeur d’éther. Ensuite, il indiqua la porte d’un geste. L’officier salua militairement et sortit au pas de parade, suivi de René très intéressé, bien que passablement ahuri.

Dans le hall, Werner se retourna vers l’enfant :

— Je vais passer la nuit dans la maison réservée aux officiers, située dans le parc ; demain, soyez prêt à 4 heures du matin à recevoir mes ordres.

Ceci dit, sans songer davantage à son jeune compagnon, l’Allemand entra dans la salle à manger.

René sortit par la grande porte vitrée que gardaient deux factionnaires.

Il aperçut son auto et son chien au bas des degrés.

— Allez au garage, lui dit un huissier de service, tournez à gauche.