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blait qu’on ne le conduisît à son oncle, mais l’insurmontable foi restait en lui. On ne lui parlait pas ; en revanche, il entendait les paroles des deux Allemands.

— Il n’a pas le type allemand, ce petit Hartmann, remarqua Von Forster entre ses dents, il faut le surveiller.

— Il conduit très bien une auto et nous n’avons pas le choix. Je dois, d’après cette dépêche que vous m’avez transmise, voir le gouverneur de Sedan et sans doute me rendre de là au grand quartier général en Belgique. Notre vénéré souverain y sera quarante-huit heures au château des Amerois.

— Je pense que nous pourrions passer à la Kommandatur, le colonel Hartmann catéchiserait son neveu.

René frémit.

— Non, il vient de partir pour Reims.

René respira.

L’auto était restée sous la garde du factionnaire. Les Allemands y montèrent après avoir été prendre au bureau de volumineuses serviettes bourrées de papiers. Docile, le petit Français se mit au volant ; sa décision était prise :

— Allez, dit Werner, je vous indiquerai la direction par l’acoustique. Bon train, n’est-ce pas ?

Sedan ! ce nom n’était pas un souvenir de gloire pour René. Il réfléchissait tout en suivant la route excellente où la machine de première marque filait sans accrocs.

René se disait :

— Je conduis deux ennemis ; ils ont là, en leur possession, des documents d’une grande importance ; si je les avais ! Il ne serait pas très difficile de les prendre. Je ferais une belle embardée, je mettrais mes deux Boches dans le fossé ; avant qu’ils aient pu en sortir, j’aurais pris le revolver que Werner porte en bandoulière et je les enverrais proprement dans l’autre monde. Seulement est-il loyal de tuer deux êtres sans défiance, même ennemis ?… Est-il loyal de manquer à mon serment de ne rien voir ni entendre, comme rançon de mon passage en pays conquis ? Oh ! mon oncle Pierre, comme . j’aurais besoin de vos conseils ! Je sais qu’un officier prisonnier sur parole doit la tenir. D’autre part, les ennemis ont violé les traités les plus sacrés. Est-on engagé vis-à-vis de traîtres ?… Oui, car leur conscience ne peut influencer la nôtre. En tuant ces hommes, peut-être empêcherais-je beaucoup de sang de couler… Il n’y a personne sur cette route ; là-bas je vois un bois et un ravin. Je sais sauter en vitesse, que de fois j’ai pratiqué ce sport avec papa qui m’avait appris à me laisser tomber à la renverse de manière à être remis debout par le mouvement en avant du véhicule. Mon Dieu, donnez-moi un signe qui me tire de cette hésitation ; que je sache où est mon devoir !

À la lisière du bois, un gros chêne montait au-dessus des autres arbres, il étendait sur la route une épaisse ramure. René pensa que si, d’ici là, aucun obstacle ne le dérangeait, il jetterait l’auto dans le fossé en face de l’énorme tronc brun. Il accélérait, le cadran marquait 45… 50… 55… Lorsqu’il entendit ces mots par l’acoustique :

— Après le bois, tournez à gauche.

Il fallait ralentir, et René s’aperçut que des gens étaient assis au bord du fossé, des fusils en faisceaux s’alignaient derrière eux, les hommes au repos mangeaient la soupe.

— Coup manqué, je ne dois pas les tuer, se dit-il, avec un grand soulagement de conscience.