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la grande rue. Un caisson s’arrêta devant lui, le conducteur à cheval l'interpella :

— Où est l’ambulance ? J’ai un camarade sur le caisson qui se tord.

— Je ne sais pas, répondit René, je ne suis pas d’ici.

L’homme eut un mot de colère et continua son chemin. A l’endroit où il s’était arrêté, une flaque de sang demeurait. C’était pour l’enfant la première vision d’horreur.

Il suivit des yeux la petite troupe, une neige fine le gelait. Il rentra dans la boutique pour avoir un peu de chaleur, attendre à l’abri le moment du départ. L’épicière lui montra une chaise près du poêle :

— Assieds-toi, mon gosse, et prends de la chaleur tout ton content. Cette nuit, sous la bâche de la charrette, tu rigoleras guère.

Il obéit, tendit ses mains gourdes... des clientes venaient ; achetant des choses. Toutes se récriaient au prix demandé !

— Encore une augmentation, encore ! depuis hier !

La marchande, outrée, ripostait :

— Qu’est-ce que j’y peux, moi, laissez la marchandise.

— Faut manger pourtant, à moins de crever...

— Ah ! pour ce que la vie est gaie.

Les femmes partaient emportant le paquet trop mince destiné au souper de la famille. René pensait au couvert alléchant de chez lui, à l’époque heureuse où ils étaient tous les trois autour de la table ; les larmes aux yeux, il murmurait :

— Jamais plus...

Et la grande tristesse des choses passées le pénétrait.

CHAPITRE X

SUR LES ROUTES DE FRANCE

Mullois entra en coup de vent avec son tablier bleu en grosse toile ; il paisit un paquet de fromages et un panier d’œufs :

— Je commence le chargement, dit-il.

— Voulez-vous que je vous aide, Monsieur ? proposa gentiment René.

— Pas de refus, gamin ; attrape les pains de beurre et suis-moi dans la cour où est la voiture.

René prit des mains de l’épicière, qui lui souriait, contente, une.grande corbeille où s’alignaient de belles livres de beurre frais.

Mullois sauta dans la charrette couverte d’une bâche verte et commença le rangement des choses que lui passait l’enfant.

— Allons à la cave à présent, dit l’homme, quand ce fut fini ; au front, on se goberge et ils veulent du bon. Ah ! les bougres, ce qu’ils bouffent !

L’enfant était heureux d’être utile, leste, adroit, Mullois lui mit la main sur l’épaule en riant :

— Je te prends pour commis si tu veux, après la balade, je ne saurais suffire tout seul, les affaires augmentent tellement. Eh ! ça va, le commerce !

Il se frottait les mains, joyeux :

— Descendons.

Il prit une lanterne et, suivi de René, il gagna la cave bien garnie de rangées de bouteilles. Il alla à un casier couvert de toiles d’araignées, et tendant un panier ;

— Tiens, petit, prends dans ce tas cinquante bouteilles, tu les monteras par dix à la fois ; t’as la force, hein ?