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a été pour vous une bénédiction, un don providentiel, car vous n’en avez jamais percé le mystère.

— Nous l’avons oublié, l’enfant est à nous.

— Et lui n’a jamais eu une vague réminiscence ?

— Je ne crois pas. Songe donc, il ne devait pas avoir plus de deux ans quand nous l’avons sauvé. La seule chose que j’ai remarquée, c’est qu’il a une horreur instinctive de l’eau. Raoul et moi avons tâché de ne lui donner aucun soupçon pour ne jamais troubler sa confiante quiétude. Nous avons changé de garnison au même moment, j’ai pris une bonne qui ignorait l’aventure et l’a élevé le croyant bien notre fils, tu l’as baptisé par prudence, nommé René et inscrit sur les registres comme notre fils. Lors de sa première Communion, ce papier a suffi. Nous pensions, Raoul et moi, que c’était un enfant volé, que des gitans avaient jeté à l’eau pour s’en débarrasser, étant poursuivis…

— Mais l’inscription faite en cheveux… tu as gardé les petits vêtements ?

— Oui, dans une boîte bien cachée, pour qu’il ne la trouve pas. Songe, s’il devinait ! Quelle révolution dans sa paix !

— Je lui ai entendu dire un jour qu’il vous avait pris tous deux par le cou et passait sa tête brune entre vos deux têtes blondes : « J’ai l’air d’un merle au nid de colombes. » Et nous avons tous ri…

— Pierre, viens avec moi à la maison. Tu peux bien prier un de tes confrères de te remplacer à l’église.

— Inutile, je ne suis pas de semaine. Oui, certes, je te reconduirai, ma sœur aimée.

— Pierre, tu gardes un espoir, n’est-ce pas ?

— Si faible ! Il vaudrait mieux ne pas t’illusionner, Marthe. Blessé et prisonnier ! On doit être tellement mieux au ciel où arrivent les soldats chrétiens morts au champ d’honneur. Veux-tu aller un instant prier auprès de la châsse de sainte Geneviève pendant que je lirai ce mystérieux message, je passerai te prendre à l’église et nous rentrerons chez toi ensemble.

Elle se leva résignée, elle pensait que l’enfant allait revenir du collège, qu’il ferait ses devoirs, que la bonne ne lui dirait rien, que la triste nouvelle lui serait connue assez tôt. Elle fit quelques pas sur la place sombre où soufflait un vent âpre. Des collégiens couraient à la sortie des lycées qui entourent le Panthéon. Elle monta les trois marches du portail de Saint-Étienne-du-Mont, des pauvres l’abordaient, la main tendue avec des images :

— Madame, achetez-moi…

Elle ne voyait ni n’entendait :

— Raoul ! mon Raoul ! murmurait-elle, es-tu là près de moi, ton, âme libérée me voit-elle… Non, car je souffre trop, tu n’es pas là !

Et elle s’écroula dans la chapelle de droite contre la châsse miraculeuse tout enveloppée de cierges brûlants. De loin, des voix monotones venaient, on récitait le chapelet comme chaque soir depuis la guerre, et sans remuer les lèvres Marthe suivait les Ave, l’esprit ailleurs. Sa pensée reprenait les étapes de la route suivie pendant quinze ans avec son mari. Elle se revoyait fiancée au beau sous-lieutenant de chasseurs, puis épouse radieuse, fière d’appartenir à cet homme loyal, intelligent, qui l’aimait uniquement. Ah ! certes, il pouvait bien entrer par la grande porte au ciel. Peu d’existences avaient été plus noblement conduites que la sienne. Elle avait quitté pour le suivre sa mère veuve depuis longtemps, mais à chaque congé le jeune ménage revenait dans la petite maison d’Anjou où la vieille campagnarde dirigeait sa terre, occupée de culture et d’élevage. Un jour, on lui avait