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un moment dans le jardin de la cure. Elle me disait : « Tout ce que je possède est détruit, mon château des bords de la Semois a été brûlé, mon hôtel de l’avenue Louise saccagé, ma villa d’Ostende, habitée par les Prussiens, est déménagée de toutes les belles choses qu’elle contenait, je serais sans pain si je n’avais l’allocation des réfugiées. Une brave mercière de la rue Saint-Jacques me loge gratis, me nourrit céntre la remise de ma « paye », je l’aide dans son commerce» pour la récompense de sa charité envers une inconnue. Je remercie Dieu, mes deux fils sont prisonniers, mais ne se plaignent de rien, ne demandent rien. » Lors d’un voyage à Bruxelles, j’avais été reçu dans cette famille, présenté par Dom Besse. L’exilée d’aujourd’hui vivait au milieu d’un luxe princier, elle recevait à sa table la mère du roi et ses enfants, sous le règne de Léopold. Aujourd’hui, elle partage le repas d’une mercière et vend au comptoir du fil et des aiguilles.

— Rappelle-toi les histoires de grand’mère, qui les tenait elle-même de son aïeule, c’était ainsi lors de la première révolution, observa Mme RaveneL

— Grâce d’état ! Quand les choses seront revenues dans l’ordre, la Bruxelloise recevra le roi et la reine avec la même aisance qu’autrefois.

— Si l’aisance revient jamais et s’il reste un roi et une reine !

— Gare à l’amende, dit le vicaire en souriant, tu tombes sous le coup de la loi avec tes jérémiades.

— Connais-tu le comte de Séré ?

— Oui, un honnête homme, trop âgé pour se battre, mais qui cherche à être utile, il a choisi un rôle pénible ; il va dans les familles annoncer les catastrophes, et il essaye d’en adoucir l’amertume...

— Mon Dieu ! Regarde sa carte ; il est venu ici en mon absence.

Tous les trois se taisaient à présent ; chacun sentant grandir en lui l’appréhension. René avait tiré du tiroir, où il les enfermait précieusement, les lettres de son père, et il relisait la dernière, vieille déjà de dix jours.


« Mon petit René,

» Je t’écris d’un fortin que nous venons de prendre, je suis assis sur une bûche et j’ai, couché à mes pieds qu’il réchauffe, mon bon chien Mousson, il me regarde avec amour. C’est une grande bête jaune, aux oreilles droites, avec un beau panache à l’arrière. Il ne me quitte pas. Notre nuit sera tranquille, nous venons de reculer notre frontière d’environ-un kilomètre. A présent mes braves gas font la cuisine et je t’avouo que j’y ferai honneur. Voilà justement le cuisinier qui m’appelle, il est un peu bègue et il me réserve se3=s meilleurs accents : Mon Ca ca... pi... pi... taine, manger... sou... soupe.

» Après, on s’enroulera dans sa couverture et en route pour chez nous, car mes rêves sont délicieux, je suis avec vous, mes chéris. R. R. »

Juliette entra, apportant le potage,

— Je sers, Madame, il est l’heure, le poulet est à point.

— Servez, Juliette, répondit Mme Ravenel qui-se souciait peu du protocole.

Les trois convives s’approchèrent de la table. Comme le salon sans feu n’était pas attrayant, la famille vivait toute la journée dans la salle à manger.

On était peu riche et cette terrible année de guerre avait fait augmenter les dépenses quotidiennes dans une proportion telle, qu’il fallait se résoudre à la plus grande économie.