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— Toujours poète !

— Oh non ! nous avons beaucoup de travail en ce moment. L’avenir est sombre.

— Depuis ma lointaine enfance j’entends des menaces de ce genre, je n’y crois plus. Avançons si vous le voulez bien, nous allons traverser le parc, il est grand, c’est long. J’attache mon bateau.

— Vous habitez Runkerque toute l’année ? Que devenez-vous l’hiver dans ce désert ?

— Je chasse le sanglier, je joue aux échecs avec mon curé, je lis, je pense… je me rappelle les heures enfuies de ma jeunesse…

— Ne soupirez pas, donnez-moi plutôt quelques détails sur les Val d’Ombre. Je les ai perdus de vue. Renaud fut mon camarade à Saint-Cyr. Plus tard, nous nous retrouvâmes à Tlemcen quand il mourut près de moi d’une insolation pendant les manœuvres. Alors c’est pour son fils qu’on donne cette matinée, il revient de son voyage de noces, je crois.

— Oui. La marquise Pauline veut présenter sa belle-fille à ses relations.

— La marquise Pauline… Mme de Val d’Ombre, la mère ?

— C’est une amie d’enfance pour moi, je l’ai vue naître, je l’appelle par son petit nom.

— Encore un soupir… une cigarette, Runkerque ?

— Merci. Privez-vous-en, mon cher, nous sommes sous les sapins.

— Je n’y tiens nullement. Alors la belle veuve ne s’est jamais remariée ?

— Elle s’est vouée à ses fils. C’est une mère admirable. Quand le pauvre Renaud est parti de ce monde, l’aîné des garçons avait un an et le second allait naître.

— Quelle fidélité ! La veuve du Malabar n’est rien en comparaison de la noble marquise.

— En effet, approuva le Belge en riant. Pauline n’aurait pas eu l’idée, comme l’héroïne que vous citez d’avaler peu à peu les cendres de son mari pour lui donner un tombeau en elle-même.

— Madame de Val d’Ombre a mieux fait : vingt-cinq ans de larmes ! Aujourd’hui, elle triomphe, sa tâche s’achève. Elle mariera bientôt le second de ses enfants. Je voudrais en être au même point qu’elle, j’ai quatre filles, moi !