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vis-à-vis. On allait causer à table, noyer le chagrin dans deux doigts de champagne.

Mme Pierre s’était assise. Elle dépliait la serviette roidie et calandrée par elle-même, avec vénération.

« Dommage de la salir, pour sûr, » grommela-t-elle.

La maîtresse de maison ayant vite ôté son chapeau, s’asseyait en face de son fils.

« Servez vite, ordonna-t-elle, il est midi passé, ces jeunes gens meurent de faim. »

Le domestique présentait les hors-d’œuvre, et Mme Pierre se servait tranquillement sans aucun embarras, à l’aise, grâce à l’exquise bonté de son ex-voisine.

« Et dire, commença-t-elle, qu’il y a une douzaine d’années vous arriviez, Madame la comtesse, dans notre petite maison des Ternes si pauvre, si chagrine avec votre garçon. Ça été mon bonheur à moi, ce voisinage-là.

— Et le mien aussi, Madame Pierre, vous m’avez aidée et souvent consolée. Aujourd’hui même encore, votre présence me fait du bien, car je retombe à chaque instant dans le vide de mon isolement. À cette table où nous sommes quatre, il manque deux autres enfants.

— Vos petits Allemands ?

— Wilhem et Frida, le frère et la sœur d’Henri.

— N’y pensez donc pas puisqu’ils sont heureux.

— Heureux, je l’espère. Mais croyez-vous qu’ils n’ont pas au cœur un point douloureux, eux aussi. Mon fils aîné est l’absolu portrait de son père : brave, énergique, tendre aussi, et je suis sûre qu’il souffre de l’abandon maternel.

— Abandon forcé.

— Sans doute, mais dont je le vois, il n’a