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cieuse : elle est absolument calquée sur la première rédaction en vers. Elle est divisée en trois parties ; elle répète, comme d’ordinaire, à deux reprises, la date 1245 (v. s.). La reproduction du texte rimé est si fidèle que souvent les rimes mêmes sont conservées, et nous n’avons aucune difficulté à reformer les vers.

Cela seul fait de la rédaction en prose un instrument indispensable, à défaut du manuscrit original en vers, pour une reconstitution parfaite du poème.

Une comparaison des passages suivants montrera le peu de différence qu’il y a entre les deux versions, et prouvera de plus, s’il y a jamais eu du doute à cet égard, l’antériorité de la première rédaction en vers. Les rimes que l’on retrouve partout, à chaque page même, de la rédaction en prose nous fournissent une preuve évidemment irréfutable : une simple coïncidence ne saurait expliquer un phénomène pareil.

Manuscrit de la première rédaction.
Prose, folio 119 D.

Et fu de petite estature
Le dos corbe un po par nature ;

Et fu de petite estature et un poi courbés le dos par droite nature.

Et aloit la teste baissant,
Adès vers terre regardant[1].

Et aloit la teste baissant et regardant devers terre.

....Mais les gens d’ore
Pansent ore plus a autre afaire
Por lor lasses piax grasses faire,
Que si tost vont a porriture,
Por lor vilaine norriture
Qui les livre a honteus essil.
Ensi ne faisoient pas cil,
Car ne querroient fors mangier
Tant qu’il peüsent alegier
Lor faim, por lor cors sostenir
Et lor vie en santé tenir[2].

Mès les genz qui orendroit sont pensent plus a leur lasses pances emplir et engressier, qui si tost viennent a pourreture, por leur norreture vilaine qui les livre a painne et a honte. Cil ne faisoient pas ainsi, car il ne queroient menger fors seulement qu’il peüsent alegier leur fain, pour leur cors soutenir et tenir en santé[3].

Comme on le voit, le procédé de l’auteur est fort simple : il change à peine les mots, les rimes se retrouvent presque toujours intactes. Mais les inversions disparaissent ; quelques mots ajoutés donnent à la phrase l’apparence voulue de la prose, tout comme dans le temps un emploi judicieux de chevilles servait à bâtir nos vers latins.

Disons-le : l’Image du Monde n’a rien gagné à ce changement, et, quelle que soit la valeur du poème, nous ne réclamons pas une place bien élevée pour ce dernier remaniement, dans la littérature française, même

  1. Manuscrit cité par Fant (o. c. p. 25).
  2. D’après Fant (o. c. p. 19).
  3. F° 14 a.