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À midi, grand-père passait la tête par la fenêtre et criait :

— Dîner !…

Il donnait lui-même à manger à l’enfant qu’il tenait sur ses genoux ; il mâchait du pain ou de la pomme de terre ; puis de son doigt tordu, introduisait un peu de nourriture dans la petite bouche de mon frère, en barbouillant les lèvres minces et le menton pointu du garçonnet. Ce repas ne durait pas longtemps ; bientôt, grand-père soulevait la courte chemise de Nicolas, tâtait du doigt le petit ventre boursouflé et se demandait tout haut :

— Est-ce assez ? Ou bien faut-il lui en donner encore ?

Du sombre coin près de la porte où elle se tenait, s’élevait la voix de ma mère :

— Vous voyez bien qu’il tend les bras vers le pain !

— Les enfants sont bêtes ! Ils ne savent pas ce qu’il leur faut de nourriture.

Là-dessus, il enfonçait encore une chique dans la bouche du petit. J’éprouvais une telle honte de ce gavage que j’en avais la nausée et que ma gorge se serrait.

— Maintenant, cela suffit, disait enfin mon aïeul. Tiens, porte-le à sa mère.

Je prenais Nicolas qui gémissait, tout son petit corps s’allongeant désespérément vers la table. Ma mère se levait et venait au-devant de nous en râlant. Ses bras tendus n’avaient plus de chair ; elle était longue et desséchée comme un sapin aux branches rompues.