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Je trouvais moi aussi que nous n’étions pas si misérables ; cette vie de liberté, d’indépendance me plaisait fort ; j’aimais mes camarades qui m’inspiraient de grands sentiments un peu vagues et le désir de faire quelque chose pour leur bonheur.

J’eus de nouveau des soucis à l’école où les élèves me persiflaient, m’appelant mendiant, chiffonnier ; certain jour même, après une dispute, ils déclarèrent au maître que je sentais le purin et qu’on ne pouvait rester assis à côté de moi. Je me rappelle combien ces plaintes m’humilièrent et quel courage il me fallut pour retourner ensuite en classe. Les doléances de mes camarades n’étaient pas justifiées : tous les matins, je me lavais avec soin et je ne mettais jamais à l’école les vêtements que j’endossais pour faire mes tournées.

Enfin, je satisfis à l’examen de sortie de la troisième année et je reçus en récompense, avec un Nouveau Testament et les fables de Kryloff reliées, un autre volume broché, au titre incompréhensible, Fata Morgana. On me donna aussi un certificat. Lorsque je rapportai le tout à la maison, grand-père se montra très satisfait et très touché. Il déclara que ces choses-là devaient être soigneusement conservées et qu’il allait enfermer les livres dans son coffre. Grand’mère, depuis quelques jours, était malade et n’avait point d’argent ; aussi entendait-on les gémissements de grand-père qui ronchonnait :

— Vous buvez, vous mangez à mes dépens ; vous me rognerez jusqu’aux os ; ah ! vous !

Je portai mes livres à un marchand qui les accepta pour cinquante copecks et je remis cet argent à