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presque à la gorge et un ennui cruel me rongeait le cœur. Grand’mère remplissait l’office de cuisinière ; elle préparait les repas, lavait les planchers, fendait le bois, portait l’eau, travaillait du matin au soir ; aussi elle était très fatiguée quand elle se couchait, et je l’entendais gémir et grogner. Parfois, sa besogne terminée, elle endossait une courte jaquette ouatée, et, la jupe retroussée très haut, prenait le chemin de la ville :

— Je vais voir ce que fait le vieux !

— Emmène-moi avec toi !

— Par le temps qu’il fait, tu gèlerais en route.

Et, par une route perdue dans les champs neigeux, elle gagnait la ville, distante de huit bons kilomètres. Ma mère, qui était enceinte et dont la figure était toute jaune, s’enveloppait frileusement dans un châle gris et troué, garni d’une frange. Je détestais ce châle qui déformait son grand corps bien proportionné ; je le détestais et j’en arrachais les franges par petits bouts. Je haïssais aussi la maison, et la fabrique, et le village. Ma mère portait des chaussures de feutre tout éculées ; elle toussait et ses accès de toux agitaient d’une manière grotesque son ventre déformé ; ses yeux gris bleu étincelaient avec une expression de dureté ; souvent, ils s’arrêtaient si longtemps sur les murs qu’ils semblaient ne plus devoir s’en détacher. Parfois aussi, durant des heures entières, elle regardait la rue sinistre qui donnait l’impression d’une mâchoire : les maisons étaient des dents tordues et noires de vieillesse, quelques-unes étaient tombées et creusaient un trou béant, et d’autres avaient été maladroitement remplacées par