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portait à autrui ; cette haine empoisonnait les adultes, et les enfants eux-mêmes la partageaient. Par la suite, j’appris, grâce à ma grand’mère, que nous étions revenus juste à l’époque où mes oncles insistaient avec le plus de force auprès de leur père pour qu’il leur partageât ses biens. Le retour inattendu de ma mère avait encore accru et aiguisé leur convoitise. Ils craignaient en effet que ma mère n’exigeât le paiement de sa dot, dont le montant avait été fixé jadis, mais que le grand-père avait retenue parce que sa fille s’était mariée « de son propre chef », sans l’assentiment paternel. Les oncles estimaient que cette dot devait être répartie entre eux. Depuis longtemps aussi, ils discutaient âprement pour décider lequel des deux ouvrirait en ville un atelier de teinturerie comme celui du père et irait se fixer sur l’autre rive de l’Oka, au faubourg Kounavine.

Peu de temps après notre arrivée, à la cuisine, au moment du dîner, une querelle éclata : les oncles brusquement bondirent sur leurs pieds et, le corps penché au-dessus de la table, ils se mirent à discuter en se tournant vers grand-père ; ils se secouaient comme des chiens qui montrent les dents ; mais l’aïeul, à son tour, devenu pourpre de colère et frappant la table avec sa cuiller, s’écria d’une voix éclatante, pareille au clairon d’un coq :

— Je vous mettrai à la porte !

La grand’mère intervint avec une grimace douloureuse :

— Donne-leur tout, père, donne-leur tout, tu seras plus tranquille !

— Silence, gâteuse ! tonna-t-il ; il roulait des yeux