Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/165

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tout est si nuancé, où tout se ternit et s’appauvrit si visiblement d’heure en heure ; la terre qui a déjà épuisé ses enivrants parfums d’été n’exhale plus que la froide humidité ; mais l’air est étrangement transparent et dans le ciel rougeâtre tournoient les freux affairés, évocateurs de lugubres pensées. Tout est silencieux et muet. Chaque bruit, frôlement d’oiseau, froissement de feuille qui tombe, semble étrangement sonore et vous fait tressaillir ; mais on s’engourdit bientôt dans le silence qui étreint la terre entière et oppresse les poitrines.

Ces minutes divines favorisent l’envol des pensées délicates et épurées, mais elles sont fragiles et fines comme des toiles d’araignée et les mots sont impuissants à les fixer. À peine apparues, elles s’évanouissent, telles les étoiles filantes, en brûlant l’âme qu’elles caressent, et alarment à la fois d’une vague nostalgie. C’est alors que l’être intérieur se met à bouillonner, des orientations se précisent ; l’âme, si l’on peut dire, prend la forme qu’elle conservera toute sa vie et son visage se crée.

Serré contre le flanc tiède de notre pensionnaire, je regardais avec lui le ciel rouge entre les branches noires des pommiers ; je suivais le vol des linottes caquetantes et les mouvements secs des chardonnerets secouant les têtes des bardanes fanées pour en faire sortir les graines. Des nuages bleus effilochés aux bords écarlates accouraient des champs jusqu’à nous, et les corbeaux voletaient pesamment vers le cimetière où se trouvaient leurs nids. Tout revêtait une beauté particulière, et les choses familières prenaient avec une sorte de recul une gravité inconnue.