Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/153

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ma curiosité et me retenait immobile à mon poste.

Parfois, les mains cachées derrière le dos, encadré par la fenêtre, il avait l’air de me fixer, mais sans me reconnaître ni me voir, ce qui m’humiliait profondément. Soudain, il bondissait vers la table, se courbait en deux et fouillait dans ses papiers entassés.

Je crois que j’aurais eu peur de lui s’il avait été plus riche et mieux vêtu. Mais il était pauvre : le col de son veston laissait passer le haut d’une chemise sale et chiffonnée ; son pantalon taché était rapiécé et l’on apercevait ses pieds nus dans ses pantoufles éculées. Les pauvres ne sont ni dangereux ni effrayants : la pitié qu’ils inspiraient à grand’mère et le mépris que leur témoignait mon aïeul m’en avaient peu à peu convaincu.

Dans la maison, personne n’aimait Bonne-Affaire et on ne le prenait pas au sérieux. La folâtre épouse du militaire l’appelait « Nez-de-craie » ; l’oncle Piotre, « apothicaire et sorcier » ; grand-père, « magicien noir et franc-maçon ».

— Que fait-il ? demandai-je un jour à grand’mère.

Elle répliqua d’un ton sévère :

— Cela ne te regarde pas ! Je ne veux pas que tu m’en parles, entends-tu ?

Plus intrigué que jamais, je rassemblai tout mon courage et profitant de ce qu’on ne me voyait point, je m’approchai de la fenêtre de Bonne-Affaire et le questionnai, en comprimant à grand’peine mon émotion :

— Qu’est-ce que tu fais ?

Il tressaillit, me regarda longuement par-dessus