sentiment les troublait par sa nouveauté. Avec un sourire dans leurs yeux desséchés par l’insomnie, ils regardaient Sophie en se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre.
— Voulez-vous boire un peu de lait avant de partir ? proposa Jacob.
— Y en a-t-il encore ? demanda Jéfim.
— Oui, un peu…
Ignati dit avec confusion en se grattant la tête :
— Non, je l’ai renversé.
Et tous les trois se mirent à sourire.
Ils parlaient de lait, mais la mère sentait qu’ils pensaient à autre chose, qu’ils souhaitaient à Sophie et à elle tout le bien possible, sans pouvoir s’exprimer. Sophie était visiblement touchée et son trouble était tel qu’elle parvint seulement à dire, d’un ton modeste :
— Merci, camarades !
Ils s’entre-regardèrent, comme si ce mot les eût fait doucement chanceler.
Le malade eut un accès de toux rauque. Dans le foyer, les charbons s’éteignaient.
— Au revoir ! dirent à mi-voix les paysans ; et leurs salutations mélancoliques accompagnèrent longtemps les femmes. Sans se hâter, celles-ci s’engagèrent dans un sentier forestier, à la clarté de l’aurore…
Elles se mirent à parler de Rybine, du malade, des ouvriers qui gardaient un silence si attentif, qui avaient exprimé leurs sentiments d’amitié reconnaissante avec gaucherie, mais éloquemment, en prodiguant mille petits soins aux deux femmes. Elles arrivèrent dans les champs. Le soleil se levait au devant d’elles. Encore invisible, il avait déployé au ciel un transparent éventail de rayons pourpres ; dans l’herbe, les gouttes de rosée scintillaient en multicolores étincelles de joie alerte et printanière. Les oiseaux se réveillaient et animaient le matin de leurs cris joyeux. Avec des croassements affairés, de gros corbeaux s’envolaient en agitant lourdement leurs ailes ; dans les champs ensemencés dès l’automne sautillaient des freux noirs, qui jacassaient d’une voix saccadée ; on ne sait où, un loriot sifflait avec inquiétude. Les lointains se découvraient et accueillaient le soleil en effaçant les ombres nocturnes sur leurs cimes.