Le chant se déroulait, enveloppant la foule.
Un visage de femme, à la fois effrayé et joyeux, vacillait à côté de la mère ; une voix tremblante s’exclamait en sanglotant :
— Mitia, où vas-tu ?
Pélaguée répondit sans s’arrêter :
— Laissez-le aller… ne vous inquiétez pas ! Moi aussi, j’avais peur… Le mien est au premier rang ! Celui qui porte le drapeau, c’est mon fils !
— Malheureux ! Où allez-vous ! Il y a des soldats là-bas !
Et posant soudain sa main osseuse sur le bras de Pélaguée, la femme grande et maigre s’écria :
— Écoutez donc comme ils chantent !… Ma chère… Mitia chante aussi !…
— Ne vous inquiétez pas ! murmura la mère. C’est une affaire sacrée… Jésus lui-même n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu des hommes qui sont morts à cause de lui.
Cette pensée lui avait brusquement traversé le cerveau et l’avait frappée par sa sévérité nette et simple. La mère examina le visage de celle qui lui serrait le bras avec tant de force et répéta, avec un sourire d’étonnement :
— Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient pas pour sa gloire !
Sizov apparut à côté d’elle. Enlevant sa casquette et l’agitant au rythme de la chanson, il dit à la mère :
— Ils agissent ouvertement, hein, la mère ? Ils ont inventé un chant… et quel chant ! Hein, mère ?
- Le tsar a besoin de soldats pour ses régiments ;
- Donnez-lui vos fils…
— Ils n’ont peur de rien ! reprit Sizov. Mon fils à moi est dans la tombe… c’est la fabrique qui l’a tué… oui !
Le cœur de la mère battait avec une violence extrême ; elle se laissa devancer. On la poussa de côté, contre la palissade, et une épaisse vague humaine s’écoula devant elle en vacillant. Elle vit que la foule était nombreuse, ce qui la remplit de joie.
- Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé !