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EUGÈNE FROMENTIN.

passé dedans, leurs guêtres sur de méchants souliers éculés. Ils vont se dandinant d’une marche lourde, comme des matelots mis à terre, ou des cavaliers mis à pied ; on sent qu’ils ne sont pas dans leurs habitudes. Airs de sacripants, de bandits farouches. Les reîtres de toutes les époques et de tous les pays. Quelques femmes voilées et vêtues de blanc, dont les yeux sont plus ronds et moins bridés, les sourcils plus relevés et plus mobiles ne rappellent pas le regard égyptien. Ce sont des Turques. Parmi elles, quelques fellahs, jolies dans leur voile, riant et se cachant. Convoi des plus curieux.

Nous partons, toujours sans Antoine et sans bagages. Ennuyeuse traversée du Delta qui nous avait ravis, un mois avant. Nous sommes las, fatigués des déplacements, blasés sur des choses qui fuient devant nous, et sur ces tableaux vus de loin, qui n’ont plus rien à apprendre quand on continue de les effleurer. Déjeuner à Kafer-Saïaf, avec deux ou trois heures de retard. Le convoi trop lourd, la machine mauvaise, nous nous traînons. Il devient évident que nous arriverons tard à Ismaïlia. Une dépêche expédiée la veille demandait à M. de Lesseps de nous envoyer un bateau qui nous ramenât dans la nuit à Port-Saïd. Le bateau sera-t-il à Ismaïlia ? Et d’ailleurs les fêtes de Port-Saïd n’ont-elles pas eu lieu ce matin ? Station à Zagazig. La nuit vient. Nous mangeons dans le wagon. Le désert. Quel dommage de ne pas y passer de jour ! La lune est levée. La nuit lumineuse et si claire que les dunes gardent la couleur rosée des sables et qu’à toute distance nous apercevons des montagnes ou des collines. Je reconnais le désert que j’ai vu entre L’Aghouat et Aïn-Madhi ; celui-ci, plus uniformément sablonneux. Le train s’arrête à chaque instant. Nous descendons, on se promène dans le sable, on monte sur les dunes, on y marche difficilement. La lumière répandue par la lune est incomparable de douceur, d’éclat et pour ainsi dire de chaleur. C’est très beau.

Il est dix heures. Douze heures de route pour un trajet de