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aimer et le monde m’est odieux.

M. de Kergy mit en œuvre toute son éloquence pour la dissuader de ce qu’il désirait le plus qu’elle accomplit, il ne craignait pas de réussir, il savait que rien ne pourrait la faire changer.

La disparition de M. de Marville avait fait grande sensation parmi ses amis, qu’était-il devenu ; chacun se le demandait et l’on se mit à sa recherche ; mais tout fut infructueux.

Quelques âmes charitables, comme il y en a toujours, pensèrent que sa disparition était bien volontaire, qu’un si joli garçon ne pouvait épouser une fille sans dot. D’autres crurent qu’il avait réellement péri.

Pour Montcalm, on peut se figurer combien cette nouvelle l’affecta ; lui qui aimait Robert comme son propre fils, et grand était son chagrin de ne pouvoir quitter immédiatement Montréal, où sa présence était absolument nécessaire, pour voler à la recherche du jeune homme, car il gardait une espérance ; il soupçonnait M. de Kergy d’être pour quelque chose dans cette disparition, et ne pourrait croire à la mort de son protégé, puisqu’aucun indice n’était venu confirmer ses doutes.

Il écrivit donc à Mlle Auricourt, afin de la rassurer un peu et lui donner quelques consolations, mais cette lettre fut interceptée par Gontran, qui eut le soin de laisser ignorer à sa cousine ce qui se passait au dehors, et cela ne lui fut pas difficile, car une apathie complète s’était emparée de la jeune fille, pour tout ce qui l’entourait.

Géraldine ne voulait recevoir personne, pas même Hortense qui vint la voir. L’état où elle était avait quelque ressemblance avec la folie ; la pauvre enfant passait ses journées entières à sa fenêtre, sans prononcer une parole ; sa pâleur était livide, et les cercles de bistre, qui entourait ses yeux, descendait jusqu’à la moitié de ses joues.

Ses regards mornes étaient toujours fixés dans la direction Robert avait l’habitude d’arriver. Parfois son nom s’échappait de ses lèvres ; mais alors un frisson convulsif agitait tous ses membres et elle cachait sa tête dans ses mains, comme pour chasser une vision terrible.

Géraldine ne manifestait qu’un désir, celui d’être au couvent, et dans l’état elle était le médecin ordonna qu’on ne la contraria en rien.

Elle fut donc transportée aux Ursulines.

CHAPITRE XXII
l’heure du sacrifice.

Plusieurs mois se sont écoulés.

Montcalm était revenu à Québec. Il avait mis tout en œuvre pour retrouver son protégé ; passant des nuits et des jours entiers à sa recherche, mais sans succès, il fit battre la ville et ses environs, en tous sens, par ses soldats sans pouvoir découvrir aucun indice.

Le général commençait à croire, comme tout le monde, que le jeune homme était mort.

Il n’osait aller voir Mlle Auricourt, qu’aurait-il pu lui dire ?

Le protecteur de Robert était triste ; tout se réunissait pour l’accabler.

L’hiver avait été désastreux ; la famine avait assailli son armée ; c’était lui qui l’avait soutenue se privant souvent pour ses soldats et tandis que de toute part les Anglais les entouraient, Bougainville ne ramenait de France qu’un secours dérisoire, dix-sept bâtiments chargés de vivres et de munitions, et trois cent vingt-six recrues.

Depuis un mois, Québec offrait un triste spectacle. Wolfe, campé à la Pointe Lévis ne cessait de lancer sur la ville une grêle de projectiles, qui répandait partout la désolation et l’incendie.

Une grande partie des maisons avaient disparu dans les flammes.

La cathédrale n’existait plus, et notre artillerie ne pouvait riposter au feu de l’ennemi.

Montcalm marchait mélancoliquement la tête penchée vers le sol, où, à chaque pas, il rencontrait des ruines.

Le général pensait au Canada, et se disait qu’il fallait sauver cette malheureuse colonie, ou périr.

Quoi, naître, souffrir et mourir, voilà donc la vie de l’homme, Ô France ! qu’es-tu devenue, est maintenant ta gloire d’autrefois ? Noble race des Bourbons, dont le cœur battit avec tant de valeur, tout est donc mort aujourd’hui dans ton âme ? Et tu dors, roi des Français lorsque tes sujets t’appellent.

Abimé dans ses réflexions, Montcalm ne s’était pas aperçu qu’un homme, marchant assez vite, s’avançait au devant de lui ; ce ne fut qu’en se frappant sur cet individu, qui apparemment était aussi distrait que lui, que le général releva la tête.

— Diable, fit-il, est-ce que vous ne voyez pas clair, l’ami ?

— Oh ! mon général, mille pardons, répondit l’inconnu qui n’était autre que le capitaine de Raincourt.

— Tiens, c’est vous, Félix, vous avez donc quelque chose qui vous tracasse l’esprit, que vous ne regardez pas où vous posez les pieds.

— Mon général qui n’en a pas ?

— C’est vrai, mais lorsque l’on est jeune, cela se porte mieux.

— Je ne dis pas non, mais il n’en est pas moins vrai que cela se porte mal, et si je n’avais d’inquiétude que sur mon sort, je ne serais pas trop malheureux.

— Que craignez vous donc, je ne vous ai jamais vu abattu de la sorte ?

— Général vous avez aimé, aussi, vous ne rirez pas de moi : je crains de laisser Hortense seule en ce monde, sans protection, encore sous la tutelle d’un homme sans vertu. Pourquoi ces tristes pensées m’assaillent-elles, je n’en sais rien, n’ai-je pas été vingt fois au feu, je ne puis m’expliquer pourquoi en songeant à la bataille que nous allons bientôt livrer, je me sens trembler.

— Félix, je vais vous le dire, vous êtes comme tous les amoureux. Avant peu votre fiancée sera majeure, voilà pourquoi, si près de votre bonheur, vous craignez plus que jamais de le perdre.

Le capitaine secoua la tête.

— Général, dit-il, croyez-vous à la destinée ?

— Pourquoi cette question ?

— Eh bien ! ma destinée à moi est de mourir avant de pouvoir nommer Hortense ma femme.

— Capitaine, vous n’êtes qu’un enfant,

— Peut-être, mais mon général, voulez-vous faire une chose pour moi ?

— Vous savez bien que je suis le père de mes soldats.